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21 septembre 2023

Jacques Benillouche, l'hommage de Francis Moritz

 

Tel Aviv 2018

Une association française philosophique et spirituelle donne une conférence le lendemain, à laquelle je me rends. Je rejoins l’hôtel où se tient l’évènement. Une salle de conférence banale, je m’installe. Je suis presque seul dans ma rangée. Très rapidement je constate que le sujet développé m’est bien connu, mon intérêt diminue et je regarde autour de moi. Mon voisin le plus proche porte lunettes et un petite barbe. C’est toi Jacques. Premier contact. Nous échangeons quelques commentaires. La conférence touche à sa fin, nous convenons de consacrer le contact et de nous revoir. Tu me laisses tes coordonnées.

Quelques mois plus tard, je t’appelle, nous déjeunons ensemble. J’apprends alors ton engagement de huit ans à travers ta création, « Temps et Contretemps ». L’idée me vient, je te propose de t’envoyer des articles, tu acceptes. Tu me mets en garde des soins qu’il faut prendre, présentation, durée, et surtout originalité.

Après plusieurs envois, force est de reconnaitre que j’ai encore des progrès à faire. Sans ménagement mais avec bienveillance tu me le doigt là où ça fait mal, pour me permettre de rectifier mes erreurs ou manques d’attention, de précisions. Je me souviens qu’à cette occasion tu prends la peine de citer Françoise Giroud qui fut la grande journaliste que nous savons. « Elle définissait en cinq règles d’une simplicité farouche ce que doit être une écriture journalistique percutante.

1.     Inutile d’avoir du talent à la cinquième ligne, si le lecteur vous a lâché à la première.

2.     Si on peut couper dix lignes dans un article sans enlever une idée, c’est qu’elles étaient en trop … et si vous rejoignez le 1 et le 2, les Américains diraient on doit toujours couper un texte en commençant par la fin puisque l’essentiel trouve dans le titre …

3.     Jamais de point d’interrogation dans un titre.

4.     Placer un verbe dans un titre le renforce et c’est encore mieux si ce verbe est au présent … ou au futur.

5.     Suivre le conseil de Paul Valéry : de deux mots, choisir le moindre ; autrement dit, des mots simples sans répétition et … pas d’adverbe.

J’ai encore le document que tu me remets à cette occasion. Tu m’as toujours laissé le choix du contenu. J’ai d’ailleurs souvent observé certaines réactions peu amènes de certains lecteurs. Pour autant, tu les publies au titre de cette même liberté de penser et d’écrire que tu n’as cessé de prôner depuis la création du site. J’ai également découvert que tu es sans doute le seul à avoir résisté au appels des sirènes publicitaires. Ce qui te permet depuis l’origine d’être totalement indépendant de quelque pression que ce soit.

 En mars nous nous voyons, justement après la réception de tes résultats d’examen. Je pensais pouvoir te dire de vive voix tout ce qui précède après ces cinq années de collaboration hebdomadaire, mais l’environnement ne s’y prêtait pas réellement. Arrive fin avril, nous nous revoyons à nous nouveau. C’est au moment où tu dois commencer à suivre le protocole consécutif aux résultats.

 Je voulais aussi ajouter quelque chose. Un dicton populaire qu’on entend souvent, « On ne choisit pas sa famille ». Ça n’est vrai qu’en partie. Je voulais te préciser ma pensée. Le temps nous aura manqué à tous. En réalité, nous avons un triple choix :

Notre famille de sang nous ne la choisissons pas.

Notre famille de cœur, c’est selon. Elle nous choisit ou on l’a choisit

Enfin, notre famille d’esprit. C’est celle que je partageais avec toi et Claude. Tout a été trop vite. Faute de pouvoir te le dire, je l’ai écrit.

Francis Moritz

Jacques Benillouche, l'ami disparu

 

Il y a des dimanche matin où il fait encore plus gris dans notre cœur que dehors, en ce mois de mai où la météo est souvent si morose sur Paris. Mon ami Jacques Benillouche est parti ce matin, et en tapant ces lignes je n'arrive pas à réaliser que c'est déjà arrivé, même si je m'y attendais vu la gravité de son état.

Jacques nous avait, courageusement, appris qu'on lui avait annoncé il y a quelques semaines qu'il avait un cancer du foie, un pronostic d’une extrême gravité car il peut entrainer la mort très rapidement. Il nous l’avait appris dans un article (1) du blog qu’il dirigeait, « Temps et Contretemps ». Il y disait tous ses espoirs dans les protocoles de l'immunothérapie qu’on devait lui appliquer. Je reproduis ici la conclusion qui est bouleversante alors qu’il vient de mourir : « Plusieurs patients ont vu leur vie s’allonger. Certains suivent ce traitement depuis trois ans alors qu’on ne donnait pas cher de leur vie. Cet article n’a aucun but de voyeurisme ni de commentaires larmoyants mais il peut servir à aider psychologiquement ceux qui sont atteints par le crabe pour qu'ils gardent espoir. Il ne s’agit pas de susciter la pitié, elle est destructrice. Je continuerai à écrire et à parler jusqu’au bout de mes forces, pour l’instant intactes et même plus toniques qu’avant, même si le combat est disproportionné. L’écriture est pour moi un dérivatif pour ne pas penser au sort qui peut m’être réservé malgré moi. Mon cas n’est pas unique mais grâce à la science, nous vaincrons. » Ces lignes datent du 12 mars, et il est donc parti deux mois après.

Mon ami se retrouvait entièrement dans ce presque dernier article : lucidité sans concession ; ouverture d'esprit, prêt à faire confiance en la modernité, à la science, à une époque où les pires rebouteux font la leçon aux autres (voir ce qu'on a vécu pendant le Covid) ; et puis aussi courage, lui qui n'avait pas eu peur de faire son Alya alors qu'il n'était plus tout jeune. Mais ce courage avait aussi permis une remise en question constante, le conduisant à avoir plusieurs vies dans les trois pays où il aura vécu : notre Tunisie natale, fréquentant comme la grande majorité des enfants juifs de la Capitale le Lycée Carnot où il passa le Baccalauréat en 1960 ; la France, où il fut successivement professeur de Physique Chimie, puis ingénieur formé par IBM où il travailla pendant dix ans, avant de fonder ses propres sociétés et de diriger un groupe d’une centaine de salariés ; puis enfin Israël, où il s’installa en 2003 et se consacra au journalisme. Cela, il l’a raconté dans un article de son blog (2).

Profondément sioniste, il l’était déjà avant de s’installer là-bas puisque comme il l’a rapporté c’est dès les années 60 qu’il écrivit ses premiers articles. Devenu en parallèle à sa carrière un « journaliste autodidacte », il fut initié par les pionniers de la presse francophone israélienne. Arrivé en Israël, il se diversifia à nouveau en intervenant dans des médias, certains disparus comme Guysen TV, d’autres juifs communautaires comme la radio Judaïques FM où il commentait l’actualité israélienne. Et c’est dans les bureaux si modestes de cette dernière, rue Lhomond, dans ce cadre où tant de talents bénévoles pouvaient s’exprimer sans être pris de haut par les « vrais journalistes » que nos chemins se sont rencontrés ; on se connaissait à distance, mais le contact direct fut immédiatement chaleureux et de confiance. Il avait créé en 2010 son blog « Temps et Contretemps », et c’est trois ans après que je commençais à y écrire.

Les visiteurs de son site remarquent tout de suite les portraits déroulants des contributeurs, y compris ceux disparus. Parmi eux, un autre « Tune » comme lui et moi, André Nahum, dont il reprenait les chroniques sous forme écrite. C’est Jacques qui m’apprit fin 2015, par un appel téléphonique depuis Israël, la disparition de notre ami commun ; et aujourd’hui, c’est lui que je pleure, comme tant de lecteurs de son site se sentant aujourd’hui orphelins.

Jacques Benillouche a été le moteur qui a impulsé un nouvel élan à ma carrière de journaliste autodidacte comme il l'était, lui aussi. Des milliers de lecteurs de son site appréciaient la finesse de ses analyses et son indépendance d'esprit. Il y avait su réunir une équipe d'autres bénévoles, offrant à un lectorat exigeant des contenus de qualité. Et ce qui y était proposé tranchait vraiment sur le triste paysage de la « Blogosphère » juive francophone, devenue en l’espace de deux décennies conformiste, mono colore et souvent tristement répétitive, se contentant de faire tourner en boucle une pensée unique articulée autour des nouvelles « tables de la Loi » : critiquer jusqu’à plus soif « les autres », par exemple une France présentée comme déjà « islamisée » et décadente ; mais jamais « les nôtres », comme ce que risque de devenir Israël avec une extrême-droite et des intégristes religieux alliés du pouvoir ; ricaner des formes dévotes et fanatiques de la pratique de l’islam par certains, mais jamais de la bigoterie revenue en force parmi une partie des plus religieux chez nous ; voir les dirigeants du monde avec les lunettes primaires du « c’est bon pour les Juifs », faisant adorer successivement Trump, Poutine, Bolsonaro ou Orban, sans s’interroger même après coup sur leur nocivité, pour leur propre peuple et pour les autres ; et surtout, ne jamais réfléchir aux problèmes communs concernant toute l’Humanité.

Cette dérive sectaire est devenu un phénomène universel bien au-delà d’Israël ou de la France.  La violence verbale est totalement banalisée dans l’espace d’Internet, où ce sont la Démocratie, les élites et les contre-pouvoirs que l’on présente maintenant comme des despotes, et les Droits de l’Homme comme une forme d’oppression. Je n’oublie pas ce que Jacques me racontait, à propos des insultes reçues d’une partie de son lectorat. Jean-Marc Illouz, ancien grand reporter à France 2 et homme de terrain, a vu ce phénomène inquiétant se répandre partout, et en particulier aux Etats-Unis où il a longtemps vécu. Voici ce qu’il a écrit en commentaires sur Facebook : « Honneur à l’ami, à l’homme sage et généreux, à sa lucidité bonhomme en ces temps dangereux où partout, l’angoisse des uns se transforme en haine des autres, au gré de ces contre-vérités de circonstances dont inondent les esprits, charlatans et ignorants en quête de pouvoir. »

La curiosité intellectuelle de Jacques Benillouche, son ouverture d’esprit se seront manifestées jusqu’à ses tout derniers articles. Il nous y a parlé de Marek Edelman, héros du ghetto de Varsovie mais aussi antisioniste têtu et oublié par la mémoire israélienne ; des étoiles montantes des deux bords opposés de la politique israélienne, Benny Gantz et Yaïr Levin ; mais aussi d’un évènement lointain, les émeutes d’avril 1938 en Tunisie, pays auquel il restait attaché mais sans illusions vu son hostilité pathologique contre Israël.

Comment se crée une amitié ? Entre Jacques et moi, les points de rencontre étaient évidents. Nos racines « tunes », et le plaisir de se retrouver autour des plats de notre enfance dans certains restaurants lors de ses passages à Paris ; notre formation scientifique commune, nous ayant éduqués à voir le monde rationnellement et à exposer la réalité sans se payer de mots ; mais aussi une sensibilité judéo-tunisienne commune, celle de générations passées grandies avec un amour parallèle et non contradictoire pour la France et Israël, attachées à notre identité sans s’y noyer comme dans un puits sans fond. Jacques savait décrire dans ses articles la réalité telle qu’elle était et pas comme on aimerait qu’elle soit, je pense par exemple à ce qu’il écrivit l’année dernière et qui a eu un très fort impact, sur le coût de la vie devenu insupportable en Israël et sur le triste cas de familles retournant en France car n’arrivant simplement plus à survivre. Le publiant, il s’alignait aussi parfaitement sur la presse israélienne, tellement libre et qui évoque les faits de société sans auto-censure comme, hélas, le fait souvent notre propre communauté ici. Jacques publiait aussi des auteurs de sensibilités politiques différentes, aux domaines d’intérêt et aux styles spécifiques, qui tous réunis faisaient la richesse du site.

Il nous a quittés ce dimanche matin, alors que deux évènements, l’un plein de bruit et de fureur et l’autre heureux et familial venaient de s’achever. Le premier, on le sait, a été le nouveau round de violence entre Israël et le Djihad islamique : lui en bonne santé aurait déjà publié quelque chose là-dessus, tant il était réactif sur l’actualité. L’autre était de portée familiale, un bonheur auquel il n’aura pas pu assister puisque c’était le mariage d’une petite-fille. Après les «Chéva Bra’hot » - les sept bénédictions à prononcer tous les jours de la semaine suivant la cérémonie –, après le Shabbat de fête des jeunes mariés, c’est comme s’il avait su attendre ce moment-là pour partir, comme un dernier présent à sa famille.

« L’homme oublie qu’il est un mort qui converse avec des morts » (Jorge Luis Borges, « Le livre de Sable »).

Merci Jacques pour cette dernière conversation, que ton souvenir soit béni.

Jean Corcos

Cet article a été publié sur mon blog du "Times of Israël" le 17 mai 2023

(1)   https://benillouche.blogspot.com/2023/03/limmunotherapie-contre-le-cancer.html

 (2)  https://benillouche.blogspot.com/2014/11/jacques-benillouche.html

 

Adieu Jacques, par Albert Naccache

 

Jacques Benillouche vient de nous quitter après un combat contre la maladie. 

Dans son article “L’immunothérapie contre le cancer” publié le 7 mars 2023, il décrit pour ses lecteurs sa lutte et son espoir de l’emporter.

« Pour moi le diagnostic est tombé brutalement alors que l’on s’attend le moins, surtout qu’aucun signe révélateur ne le laissait penser ». 

Sa mort a suscité des centaines de réactions unanimes de femmes et d’hommes d’opinions diverses fort attristés par sa disparition, dont de nombreux Tunisiens comme Michel Hafayedh, ami des Juifs. 

Tous saluent le grand journaliste, apprécient la qualité de ses analyses et sa connaissance de la politique israélienne, des partis et des hommes, ainsi que de tous les sujets qu’il traitait. 

Alors, comment présenter Jacques Benillouche ?  

Le journaliste 

Après avoir agi comme journaliste indépendant dans de nombreux organes en France et en Israël, il a fondé en juin 2010 sa revue internet “Temps et Contretemps” dont il assurait la direction et la rédaction en chef. 

C’est un site de qualité qui publie des analyses concernant Israël, le judaïsme, la politique franco-israélienne, le Proche-Orient et le Maghreb. 

Il dirigeait une équipe d’une quinzaine de journalistes aux opinions très diverses, qui écrivaient des articles exclusifs de qualité.

Il m’avait embauché comme « papy flingueur », lui qui aimait bien se qualifier de « tonton flingueur ».

Ses journalistes avaient carte blanche sur le choix des sujets et les idées défendues. Les articles envoyés étaient publiés dans la journée. Jacques y rajoutait parfois l’illustration qui manquait et assurait la mise en page.  

A chacun de ses voyages à Paris il nous rencontrait dans un resto, tunisien de préférence.

Car Jacques était un fin gourmet qui connaissait toutes les bonnes adresses, le meilleur poissonnier de Netanya, le marchand de Bomboloni qui ravissait les enfants, le meilleur marchand de casse-croutes tunisien de Netanya, le resto de grillades à connaitre à Ramat Aviv…  

Le collègue IBM et l’informaticien 

Jacques avait été auparavant mon collègue à la Cie IBM France, où avec Jacques Benacin, Roger Zana, Annie Korsia, Marc Bismuth – tous tunes –  nous avions participé à la modernisation de la France. 

Mais Jacques fut un ingénieur prodigieux, le plus brillant d’entre nous. Il fut le premier spécialiste français du télétraitement et du logiciel CICS qui permettait aux ordinateurs IBM de communiquer entre eux. Il fonda ensuite des sociétés informatiques dont le groupe ANASSY, dont il fut le PDG. 

Jacques le Tune 

Jacques fut d’abord le jeune juif tunisien fort en maths, fruit de la dernière et plus belle époque du judaïsme tunisien.  

Son enfance en Tunisie est pétrie de ce mélange unique de culture juive tunisienne et française que l’on retrouve dans tous les récits nostalgiques de nos enfances tunisiennes. Le sien est intitulé « Les larmes de l’exil », publié en 2006 chez La Bruyère.

Dans certains de ses articles il raconte ses promenades avec son père, avenue de Londres, rue de l’Alfa, jusqu’à l’ancien quartier juif de la Hara et son ancienne grande synagogue détruite depuis. Il raconte aussi ses Pourim tristes à Tunis. 

Comme Jean Corcos et Francis Moritz, je suis sous le choc.

Que la terre d’Israël te soit légère, Jacques. Nous t’aimions tous.      

Albert Naccache

Site « Tribune Juive », le 14 mai 2023